Inégalités numériques chez les jeunes : au-delà du mythe du “digital native”, dépasser les clichés et renforcer l’accompagnement
Le mythe tenace du jeune « naturellement numérique »
Pierre Bourdieu, sociologue français, met en garde contre l’idée de considérer les « jeunes » comme un groupe social homogène. Au contraire, pour lui, « la jeunesse n’est qu’un mot ».1 Cela signifie que la catégorie « jeunes » est une construction sociale : on regroupe sous une même étiquette des personnes qui peuvent avoir des positions sociales, des trajectoires et des capitaux (économiques, culturels2, sociaux) très différents.
Depuis deux décennies, les jeunes sont qualifiés de « digital natives », c’est-à dire une génération soi-disant spontanément experte en numérique parce qu’elle est née avec des écrans dans les mains. Propagée par des auteurs comme Marc Prensky3 au début des années 2000, cette croyance présente les jeunes comme naturellement à l’aise avec les nouvelles technologies, en contraste avec des générations plus âgées.
Mais cette représentation flatteuse occulte une réalité beaucoup plus contrastée. Certes, les jeunes utilisent massivement les smartphones ou les réseaux sociaux mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils maîtrisent tous à un niveau égal les compétences numériques fondamentales à l’image de la bureautique, de la gestion des démarches administratives en ligne, du développement d’un esprit critique face à l’information, ou encore de la recherche d’emploi sur le web.
Illectronisme chez les jeunes : chiffres à l’appui
En Belgique comme ailleurs en Europe, l’accès au numérique ne suffit pas à garantir une maîtrise égalitaire de ses usages. La dernière étude de l’Institut de statistique belge relève que 99% des 16-24 ans sont équipés d’un téléphone avec Internet.4 Comparativement au reste de la population, ils représentent la tranche d’âge la plus équipée. Contrairement à la première fracture numérique (celle de l’accès aux équipements numériques), une fracture d’usage est plutôt ce qui tend à définir le rapport de certains jeunes avec le numérique. Les jeunes possèdent tous ou presque un smartphone, mais un usage massif ne rime pas avec une maîtrise de tous les usages essentiels pour la vie en société.
En Belgique, 33% des jeunes de 16 à 24 ans sont en situation de vulnérabilité numérique — un chiffre qui grimpe à 47% chez ceux qui ont un niveau d’éducation inférieur au secondaire.5 Cette réalité n’est pas isolée : en France, nos voisins constatent les mêmes dynamiques. Les jeunes français les moins diplômés rencontrent significativement plus de difficultés avec les démarches administratives en ligne que le reste des jeunes.6 Le niveau de diplôme est déterminant : 50 % des non-diplômés (tous âges confondus) rencontrent des difficultés, contre une proportion bien moindre chez les diplômés du supérieur. Les jeunes non-diplômés sont donc particulièrement vulnérables, combinant à la fois leur inexpérience administrative et un manque de maîtrise des outils numériques, malgré une familiarité apparente avec le numérique au quotidien.
Les inégalités sociales, miroir des inégalités numériques
Claire Balleys7, sociologue, rappelle que genre, origine sociale, capital culturel et niveau d’instruction déterminent fortement les pratiques numériques. Un jeune garçon issu d’un milieu aisé n’aura pas les mêmes opportunités d’émancipation numérique qu’une jeune fille issue d’un quartier défavorisé. L’accès aux équipements, mais aussi aux savoirs-faire et à un entourage « médiateur », fait toute la différence.
« Les inégalités sociales et de genre se reflètent et se perpétuent dans les usages du numérique » – Claire Balleys
Du divertissement à l’autonomie numérique : une transition à construire
L’univers numérique des jeunes reste largement tourné vers le loisir : vidéos, réseaux sociaux, gaming. Ces usages ne sont pas négligeables, ils développent des compétences certaines (créativité, réactivité, sociabilité), mais ils ne garantissent pas systématiquement l’acquisition de savoir-faire transférables dans le cadre professionnel ou citoyen.
Cette limite est d’autant plus importante que plus l’insertion dans la société est fragile, plus l’illectronisme est marqué. Ainsi, les jeunes ni en emploi, ni en formation, ni à l’école sont souvent ceux qui cumulent le plus de freins numériques.8
Et maintenant : comment les aidants numériques peuvent agir ?
Le rôle des aidants numériques est central. Ils accompagnent les jeunes vers des usages numériques plus critiques, plus autonomes, plus inclusifs. Voici quelques leviers d’action, directement mobilisables sur le terrain.
- Démystifier le numérique
Les jeunes sont hyperconnectés, mais cette exposition accrue les rend aussi plus vulnérables aux risques du numérique. Les chiffres le confirment :
- En Belgique, 39 % des 18-24 ans et 21 % des 25-39 ans déclarent avoir été victimes d’injures en ligne9
- En France, 41 % des 18-24 ans ont déjà subi une escroquerie ou une fraude en ligne10
- En Flandre, 38 % des jeunes doutent de la fiabilité des contenus sur les réseaux sociaux, et 20 % peinent à distinguer une fake news d’un contenu fiable sur TikTok11
Pourtant, de nombreux jeunes vivent dans l’illusion d’un savoir attendu : « puisque je suis jeune, je devrais tout savoir ». Ce décalage est susceptible de les enfermer dans la honte ou le refus d’aide.
Clé d’action :
- Accueillir sans jugement.
- Créer un climat de confiance où l’erreur est permise.
- Valoriser les savoirs existants
- Renforcer les usages critiques et utiles et faire le pont entre les compétences invisibles et les opportunités
Un jeune qui passe ses journées à produire des vidéos de gaming a peut-être déjà des notions de montage, de storytelling, ou de gestion de chaîne YouTube – mais il ne sait pas forcément que cela a une valeur « professionnelle » ou « formative ».
Clé d’action : rendre visibles leurs compétences cachées, les aider à les formuler et les transférer dans des CV, des candidatures ou des projets.
La question n’est donc pas : “Est-ce que les jeunes savent utiliser le numérique ?”, mais plutôt : “Pour quoi savent-ils l’utiliser, dans quelles conditions, avec quels soutiens et à quelles fins ?”. Les aidants numériques sont les mieux placés pour faire évoluer les usages, pour transformer des pratiques récréatives en compétences durables.
Quand vous parlez du numérique aux jeunes, montrez-leur que c’est surtout un levier d’émancipation : un espace pour apprendre, créer, entreprendre et gagner en autonomie. Présentez-le comme une opportunité d’émancipation, au delà de pouvoir représenter un outil de distraction :
- Faire une demande d’aide sociale en ligne, sans dépendre d’un tiers.
- Réaliser un CV numérique pour accéder à des opportunités professionnelles.
- Déjouer une fake news ou reconnaître un deepfake, pour naviguer en citoyen éclairé.
- Gérer son e-réputation, un enjeu clé pour l’avenir personnel et professionnel.
- Se protéger des arnaques (phishing, escroqueries aux faux sites, etc.) et savoir réagir face à la violence interpersonnelle en ligne (cyberharcèlement, revenge porn, etc.).
3. Les ressources utiles :
Faire une demande d’aide sociale | Voir les ressources pédagogiques sur la thématique “administration en ligne” disponibles sur 123 Digit : https://www.123digit.be/fr/ressources-pedagogiques/thematique/identification-its-me |
Réaliser un CV en ligne | Voir les outils disponibles pour créer son CV automatiquement avec l’IA dans l’article 123Digit “Optimiser sa recherche d’emploi avec l’IA, astuces et précautions” |
Déjouer une fake news | En français : le module « Fake News » de 123Digit est constitue une bonne porte d’entrée en la matière. En anglais : Cat Park est un jeu gratuit, accessible depuis un navigateur web, qui apprend aux joueurs à reconnaître les techniques courantes de désinformation et à repérer les fakes news. |
Apprendre à reconnaître un deepfake ou une image générée par l’IA | En anglais : Detect Fakes est outil interactif pour entraîner les utilisateurs à différencier des images réelles des images générées par IA. En anglais : Which Face Is Real permet de comparer deux visages pour identifier lequel a été généré par une IA. |
Réfléchir à son e-réputation | Article de la CNIL : “Nos conseils pour mieux maîtriser votre réputation en ligne” |
Apprendre à se protéger des arnaques en ligne | Webinaire 123Digit : Smartphones et Sécurité – Les risques à connaître et à éviter Traque l’arnaque : exercice ludique et interactif 123Digit pour apprendre à repérer les tentatives de phishing. |
Apprendre à réagir face à la violence interpersonnelle en ligne | Webinaire 123Digit “Violence en ligne, comprendre, repérer, agir” Le forum belge Cybersquad de Child Focus |
Conclusion
L’idée selon laquelle les nouvelles générations maîtriseraient « naturellement » les outils numériques est un mythe risqué. Ce présupposé risque de freiner les efforts d’éducation numérique, sous prétexte que les jeunes, exposés très tôt aux écrans, en maîtriseraient instinctivement les usages. Pourtant, l’accès précoce aux technologies ne garantit ni une utilisation critique, ni une maîtrise des compétences essentielles. Pire encore : ce mythe occulte les inégalités persistantes, de genre, de niveau d’éducation ou de milieu social, qui traversent aussi les compétences numériques des jeunes. En ce sens, il ne doit pas servir d’excuse à l’inaction. Au contraire, les éducateurs, médiateurs et aidants numériques ont un rôle clé à jouer pour construire un cadre éducatif ambitieux, adapté aux réalités et aux besoins de tous les jeunes.
Cet article a été rédigé dans le cadre du projet 123Digit, avec le soutien du SPP Intégration Sociale, du Digilab, de l’Union européenne et de la loterie nationale. Retrouvez nos outils d’accompagnement sur 123Digit.be et abonnez-vous à notre newsletter pour ne rien manquer de l’actualité de l’inclusion numérique.
¹Entretien de Pierre Bourdieu avec Anne-Marie Métailié, paru dans Les jeunes et le premier emploi, Paris, Association des Ages,1978
2Ripoll Fabrice, Les capitaux selon Pierre Bourdieu, 2022
3M Prensky, Digital Natives, Digital Immigrants, 2001
4 Statbel, Utilisation des TIC auprès des ménages, 28 novembre 2024
5Fondation Roi Baudouin, Rapport sur la vulnérabilité numérique des jeunes, 2023
6 Baromètre du numérique 2024 (Labo Société Numérique) – Démarches administratives en ligne : les principales difficultés ne sont pas liées au manque de compétence numérique
7 Balleys, C., Socialisation adolescente et usages du numérique, 2017
8 Emmaüs Connect, Les pratiques numériques des jeunes en insertion socioprofessionnelle, 2015
9Baromètre de l’inclusion numérique, Fondation Roi Baudouin, 2022
10Baromètre du numérique 2023 – e-Enfance/ARCOM
11Nieuwsbarometer, enquête biennale de la Haute École Artevelde sur la consommation d’information des jeunes, 2025